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Le photographe Yann Rabanier

Yann Rabanier compte parmi les portraitistes actuels dont vous avez forcément gardé en mémoire l'un des portraits réalisés pour Télérama ou Libération. Vincent Cassel, David Cronenberg, Viggo Mortensen, Tilda Swinton, John C. Reilly, Michael Fassbender, etc. autant de personnages, de charismes, fixés un instant dans cette lumière si particulière avec laquelle Yann Rabanier aime travailler.  À la question : "Quels sont les photographes qui vous ont donné envie de faire de la photo ?", il nous a répondu : "John Singer Sargent et Lucian Freud" :  voici qui devrait vous donner envie de mieux connaître l'univers de ce photographe. 

LEGENDE
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INTERVIEW

- Pourquoi êtes-vous devenu photographe ?
Yann Rabanier : Par péché d’orgueil. Je revenais d'un séjour de quatre mois à Montréal. J'étais parti là-bas juste après le bac pour devenir éducateur de jeunes enfants et travailler sur l'éveil sonore du foetus. Mais j’avais été mal conseillé et je n’avais pas le bon visa pour rester les deux années que ces études demandaient. Pas le temps de demander le bon visa. Trop compliqué. Trop long. Alors j’ai fait la fête, j’ai vécu de petits boulots à droite, à gauche, pendant quelque temps et je suis rentré en France. 
Mon beau-père m'avait prêté un Nikon FE pour que je ramène des souvenirs, mais je n'y avais absolument pas touché. Et puis quelques jours avant mon départ, j’ai voulu faire des photos de mes potes, de chez moi et de la vie que je venais de mener. Le boîtier était bloqué ; je l’ai entièrement démonté, dévissé, remonté et puis j’ai fait des photos. De retour en France, j’ai montré ma petite vie aux gens que j’aimais. Mon oncle, un grand amateur de photographie à qui j’avais dit que je cherchais ma voie m’a alors dit : « Bon, ben voilà, une chose est sûre, ne va pas dans cette direction, c’est très laid ce que tu fais, tu peux déjà éliminer ce secteur-là ». J'ai été piqué. Je faisais pas mal d'activités manuelles et artistiques, du dessin, de la musique, mais pas de photo. J'avais 24 ans. Et à partir de ce moment, je me suis mis à faire beaucoup, beaucoup de photos.
On a reparlé de cette anecdote avec mon oncle, il y un an, et il ne se souvenait même pas de cette remarque. C’était juste de l’humour - il a un humour assez corrosif.
 

- Premiers contacts avec la photographie assez tardifs, donc ?
YR : Je n’ai jamais été un gamin photographe. Bricoleur, oui. Mais pas photographe. Je viens plutôt du dessin et de la musique. Des domaines qui n’ont pas forcément un rapport direct avec la photo, mais qui ont des liens. Après le bac, je ne savais pas encore précisément ce que je voulais faire. Une fac d'arts plastiques, du graphisme, une école d’ingénieur du son. Je faisais beaucoup de musique. Mais je ne faisais pas de photos.  
 

- Comment passe-t-on alors du son à l'image et des foetus aux stars de cinéma ? 
YR : Je préparais le concours d'éducateur de jeunes enfants à Toulouse, au retour de Montréal, quand je suis tombé sur un prospectus, par terre dans la rue, de l’ETPA. Et là je me suis dis tout simplement : « Tiens ! On peut apprendre la photo, il y a des écoles ? ». Je me suis renseigné, il fallait passer un concours, j’ai passé le concours. Et comme j'avais réussi dans les deux disciplines, j’ai dû choisir. Mais je sentais que j'étais bien plus stressé de passer le concours de photo que celui d’éducateur, et j'ai assez vite compris que j’étais plus investi dans la photo. Le choix était fait. 


- Vous avez donc passé trois ans à l'ETPA, l'école de photo de Toulouse ?
YR : Je ne connaissais rien en photo, ni rien aux ordinateurs non plus. J’ai tout appris là-bas. La plupart des étudiants à l'époque étaient plus jeunes que moi et avaient tous été plus ou moins des enfants photographes. Moi pas. J’avais fait un stage en 4ème chez un photographe de quartier… une expérience de quelques semaines que j’avais complètement oubliée depuis. C'était tout. 
Dès la deuxième année, j'ai su que j'aimais faire du portrait. Je voulais, en sortant de l’école à vingt sept ans, commencer directement à travailler, sans passer par l’assistanat et j’ai décidé d'optimiser ma dernière année de cycle. J’ai accumulé les portraits de gens connus - on nous disait qu’il valait mieux avoir une photo moyenne d’un people qu’une très belle photo de ta cousine - pour un book en tout cas. Et au début c’est vrai. On ne te demande plus si tu débutes, on te demande pour qui tu as fait l'image. 


- Et les débuts ? 
YR : Alain Duplantier  - photographe, chef opérateur et intervenant à l'ETPA avec qui j'avais sympathisé étudiant - me contacte pour me demander de le remplacer sur une commande de portrait. Il devait partir en tournage, et ne pouvait plus honorer la prise de vue. Je n'avais encore jamais travaillé. Et je devais faire le portrait de Yann Arthus Bertrand. Quel début. J’étais encore saoul de ma soirée de la veille, je tremblotais de fatigue. J'ai commencé dans le métier comme cela, et le magazine a continué à me faire travailler par la suite. 
Et le deuxième gros coup de main, pour attaquer, m'a été donné par Libé. Le journal avait contacté mon école la dernière année : ils sélectionnaient un étudiant en photo et un étudiant en journalisme, et ils leur permettaient de réaliser la quatrième de couv. L’école m’avait conseillé, j’ai fait le portrait, il n’a pas déplu, et Libé a continué à me faire travailler. 
En sortant de l'école, je me suis installé à Paris et je suis allé démarcher toutes les rédactions avec les portraits que j’avais fait durant ma dernière année (Line Renaud, Elie Seimoun, Bertrand Delanoë, etc.). J’appelais les rédactions, en mode bulldozer, je ne sortais jamais, je faisais des photos, des photos et je harcelais tout le monde pour avoir des rendez-vous. Une année horrible ! J’ai même tenté de revenir m’installer à Bordeaux avec ma famille. Mais là, soudain, plus de boulot du tout, après un an d'effort. Je suis revenu à Paris. 


- Vous avez intégré l’agence de photo modds en 2014, comment s'est faite la rencontre avec Marie Delcroix et Olivia Delhostal ? 
YR : Un ami m'a conseillé d'aller les voir, je leur ai montré mon book et on a vraiment sympathisé. Elles ont une véritable éthique, elles défendent à tout prix les droits des photographes, et elles sont tellement complémentaires… Bref. Elles m’ont dit qu’elles ne prenaient personne dans l’équipe qu’elles ne connaissaient pas, parce que l'agence était soudée et qu’elles n’avaient pas envie de rompre l'harmonie. Au bout d’un an, j’ai signé. 


- Pourquoi le portrait ? 
YR : Parce que j'ai toujours aimé les portraits en peinture. Et puis parce que c’est une très bonne excuse pour rencontrer les gens. Tu mets du temps à te comprendre et à comprendre l’autre à travers cette discipline et tu es toujours dans la recherche de la nouveauté. Le rapport avec l’autre est très complexe, dans le portrait. La nature morte, c’est plus reposant : beaucoup de bricole, de recherches de lumière, de technique. Le portrait, c’est davantage une violence, c'est se retrouver seul face à l'autre. À Cannes, cette année, au Festival, je m’étais fixé un défi horrible pour moi : ne faire que du fond (une couleur unie). Et donc là, non seulement tu es seul face à quelqu’un, mais tu n’as pas d’histoire à raconter, tu n'as plus le décor qui t’impose une ambiance...


- Pourquoi ce défi ? 
YR : Pour avancer. Sinon il faut arrêter ce boulot ! J'entretiens un rapport très particulier avec mes images. Beaucoup de doutes, tout le temps. Et il est très rare que je sois satisfait de ce que je fais. 


- Et argentique / numérique : on en parle ?
YR : Numérique ou argentique c'est pareil : au final, tu as une photo. 
À l’ETPA de Toulouse, tout l'enseignement se faisait en argentique, à l'ekta, à la chambre, etc. J’utilisais un Blad, avec une optique de 120 mm macro (la longue focale, c'est compliqué pour cadrer - j’avais toujours la tête collée au mur d'en face, mais j’ai travaillé longtemps comme cela). Et j’ai fini par acheter un boîtier numérique, en 2011. 
Ce qui change vraiment entre les deux, en revanche, c’est le rapport que l'argentique installe entre le sujet et toi. Rien à voir. Shooter à la chambre, c’est le bonheur. Le côté artisanal du procédé fascine tout de suite et amène de la curiosité, les gens posent des questions et s'intéressent à la technique. La confiance aussi a le temps de se mettre en place, tu n'as pas un fusil dans les mains. Les gens donnent beaucoup plus et avec d'autant moins de méfiance que le boîtier est un objet qui semble dater du XIXème (la chambre que l'on a utilisée pour le projet Cars and Bodies, avec le collectif LABX, par exemple, était en bois).
Et ce qui me manque aussi, avec le numérique, c’est le 6x7. C’est vraiment un très beau format. Beaucoup moins fermé que le carré. Pour le portrait, je trouve que l'on peut être plus narratif avec le 6x7 qu’avec le carré. J’ai un boîtier numérique qui me donne l’homothétie du 4x5 mais je trouve encore ce format trop rectangle. Je pense peut-être me reprendre un 6x7 argentique justement. 


- Et la retouche ? 
YR : Partout, il y a des images. Dès que tu ouvres les yeux, il y a des images. Et tout ce que tu vois est de plus en plus faux. Je demande quelques retouches de peau, pour les portraits, mais toujours très légères. Je ne modifie pas la morphologie des gens, mais s’ils ont l'air un peu crevés, j’atténue les cernes, c’est tout. Pour la série Cars and Bodies, par exemple, il nous est aussi arrivé de gommer quelques passants dans l'arrière-plan, parce qu'il ne nous était techniquement pas possible d'attendre des heures qu'une rue soit vide, et encore moins d'imaginer bloquer un passage. 
Au final, j’essaye d'intervenir là où j'aurais été capable de le faire en argentique. Pas plus. 


- Quels sont les photographes qui vous ont donné envie de faire de la photo ? 
YR : John Singer Sargent, Lucian Freud… C’est cela, pour moi, la photo. Après, j’aime beaucoup Jeff Wall également, et récemment aussi j’ai beaucoup aimé l’expo de Taryn Simon au Jeu de Paume. Mais j’ai davantage de réminiscences visuelles en peinture, qu'en photo. 


 - Quelle est votre méthode de travail ? 
YR : Je fais d'abord un croquis. Quand j'en ai la possibilité, je prépare mes idées des mois à l’avance et je travaille beaucoup en flux d’images sur internet. Je regarde des tas images, et les idées me viennent, et parfois sans rapport apparent avec les images qui m'ont inspiré. 


- Des séries perso en préparation ? 
YR : Jusqu'à présent, j’étais à un moment de ma carrière où il fallait que je travaille, que j'accumule les expériences, que j'enchaîne les projets, la presse, etc. Je ne me suis pas trop laissé d’espace pour les séries perso, mais cela commence à me manquer. Sept ans que je travaille, dix ans que j’ai commencé la photo, j’ai envie de passer plus de temps avec les gens que je photographie. Soit passer vraiment plus de temps, soit juste trois minutes, pour être dans une autre dynamique.


- De la vidéo ? 
YR : Je viens tout juste de faire mon premier teaser (une sorte de portrait animé en plan séquence). Le clip sortira d'ici peu (avec mise en scène, montage, etc). Quand on m'a proposé ce projet, j’ai dit oui tout de suite, mais je n’avais encore jamais appuyé sur le bouton rec de mon boîtier ! Je vais sans doute continuer. 

 

QUESTIONS SUBSIDIAIRES

- Quel (autre) métier auriez-vous aimé faire ?
YR : Braqueur de banques.


- Quel métier n'auriez-vous pas aimé faire ?
YR : Banquier.
 

- Quelle est votre drogue favorite ?
YR : Un Corbières, en biodynamie. 


- Qu’est-ce qui vous fait réagir le plus de façon créative, spirituellement, ou émotionnellement ?
YR : Un beau portrait en peinture. 


- Qu’est-ce qui, au contraire, vous met complètement à plat ?
YR : Les cris simultanés de mes trois enfants quand on est bloqués en voiture. 


- Quel bruit, quel son, aimez-vous faire ?
YR : Tapoter sur quelque chose pour imiter la batterie. 


- Quel bruit détestez-vous entendre ?
YR : Les cris simultanés de mes trois enfants quand on est bloqués en voiture.


- Qui aimeriez-vous shooter pour mettre sur un nouveau billet de banque ?
YR : Valérie Trierweiler. 


- Quel est votre juron, gros mot, blasphème favori ?
YR : "Putain".


- Avez-vous un objet fétiche, un porte-bonheur ?
YR : Non, mais je ne passe pas sous une échelle, et je n'aime pas trop croiser un chat noir. 


- À quoi vous sert l’art ?
YR : À réfléchir autrement. 

 

SI VOUS ÉTIEZ

- Une couleur ? 
YR : Bleu.


- Une chanson ? 
YR : "Master Blaster", de Stevie Wonder.


- Un objet ? 
YR : Une loupe. 


- Un animal ?
YR : Un lézard. 


- Un parfum ? 
YR : Verveine citronnée.


- Un alcool ? 
YR : Du champagne. 


- Un sentiment ? 
YR : L'apaisement. 


- Un(e) autre artiste ? 
YR : Man Ray.


- Une oeuvre d'art ?
YR : L'Origine du monde, de Courbet. 

 

L'ARRÊT SUR IMAGE de Yann Rabanier


Festival de Cannes 2015. L'actrice Kirin Kiki.
YR : Kirin Kiki est une actrice japonaise de quatre vingt ans environ, dont je devais faire le portrait pour le Festival. Une prise de vue à l’arrache, comme souvent à Cannes. Le rendez-vous avait été fixé dans un troquet pourri, un peu excentré, pas sur la croisette. Ce lieu ne me plaisait pas beaucoup, j'ai cherché à aller ailleurs. J’ai trouvé un endroit qui me plaisait, qui ne payait pas de mine, mais qui m'attirait - une entrée d’hôtel, avec beaucoup de végétation. Je me dis tout de suite que je vais essayer de faire l'image là. 

En tant que portraitiste, parfois, tu tombes sur de gros connards, parfois c’est tout le contraire, comme François Morel (qui te fait la cuisine, et avec qui la séance se finit au ping-pong). Et quelquefois, il se passe autre chose, quelque chose de vraiment incroyable, une émotion, une énergie. Sarah Sutherland, par exemple, timide, les larmes aux yeux. Ou Kirin Kiki, tellement sereine. 
Quand elle est arrivée au rendez-vous, il s'est passé quelque chose. J'ai eu envie de pleurer, j'avais la chair de poule, il y avait quelque chose dans son regard de très émouvant. La séance n'a duré que cinq minutes. On s’est très peu parlé mais on se regardait intensément. C'était un moment très fort. Au final, la photo ne ressemble pas à ce que je fais d’habitude. Une mise en nature sans mise en scène où je n'ai utilisé aucun élément extérieur contrairement à ce que je pratique habituellement. C’est une photo que je trouve jolie, je ne m’en lasse pas. Et il y en a très peu. La simplicité est ce qu’il y a de plus compliqué à obtenir, pour moi. Faire un bon portrait, c'est compliqué. Quasiment infaisable. 
Au début, pour celui de Kirin Kiki, on me faisait remarquer la voiture, à gauche. Mais justement, on a l’impression qu’elle sort de chez elle, comme ces petits vieux en Province, qui regardent passer les gens, passer le temps. Après la séance, l’attachée de presse m’a dit que cette femme était condamnée, qu’elle avait un cancer généralisé et qu’elle allait mourir. Et pourtant, il y avait une telle sérénité chez cette femme...

 

UN PHOTOGRAPHE + UN LABO
Yann Rabanier & Processus

- Pourquoi avez-vous choisi Processus ?
YR : « Tu verras, Yann, dans la vie, c’est 60% de relationnel et 40% de professionnalisme » : et bien, celui qui m'a dit cela un jour avait raison. À Processus, l'ambiance est cool, tout le monde est vraiment sympa. J'y vais bien sûr pour la qualité de leur travail, mais aussi énormément pour le relationnel. 



Interview : Sandrine Fafet
(Novembre 2015)