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Le photographe Joachim Lapôtre

Joachim Lapôtre est photographe, mais parce qu’il retravaille chaque image, qu’il les manipule, qu’il cherche à en exploiter toutes les ressources chromatiques, il aime plutôt dire qu’il « fait des images » : « Jill Greenberg dit qu'elle n’est pas une puriste de la photo, elle ajoute qu'elle cherche plus à faire de belles images. Je me reconnais dans cette définition. » Dans son travail, il reprend les bases de l'imagerie publicitaire, mais là, abondance, convoitise, luxe et jeunesse éternelle semblent se transformer en désir monstrueux, entre rêve et cauchemar.
Ses images s'inscrivent bien dans notre époque d'hyper consommation, dont les excès ont été largement remis en cause, a fortiori depuis la crise économique.
LEGENDE
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INTERVIEW

- Vous avez d’abord été graphiste de pub. Comment êtes-vous devenu photographe ?
Joachim Lapôtre : J'habitais à Pigalle ; les néons fluo des sex-shops et autre bar à striptease se reflétaient sur le bitume noir, sous la pluie, comme dans un miroir. J'étais fasciné par ces couleurs acides, déformées et diffuses. J'ai emprunté un vieil Olympus argentique et je me suis fait ma première expérience photo sur ce sujet. Les résultats étaient sympas, mais gratuits et faciles, comme beaucoup de premiers travaux. Encore graphiste à l'époque, mon entourage m'a déconseillé de poursuivre dans la photo et j'ai laissé tomber. Trois ans plus tard, j'ai acquis un boîtier numérique et le livre Pratique de la photo numérique. J'ai remis le pied à l'étrier, mais cette fois, avec une approche plus technique. Cela m'a tenu en haleine jour et nuit. J'ai vidé mon salon de tous les meubles pour aménager un mini studio de fortune avec des halogènes de jardin en guise d'éclairage. C'était comique. Mais avec le temps, j'ai loué puis acquis deux flashs de portrait et mon travail a commencé à prendre forme. Par un concours de circonstance, ma première nature morte picturale a été exposée au Grand Palais. Un choc. Très impressionnant et aussi très encourageant. J'étais dans les plus jeunes photographes. Deux photographes « old school » aguerris à l'argentique m'ont approché, pensant que je travaillais au moyen format : j'avais shooté cette photo avec un Canon 350D (6 ou 8 mgpix) et l’objectif zoom de base fourni avec le boîtier.

- Quels sont les artistes qui vous ont le plus influencés ?
JL : Des photographes assez pop et populaires comme Pierre et Gilles, David Lachapelle, des photographes "fétichistes" comme Helmut Newton, Araki, Ellen Von Unwerth et des photographes plus pointus comme Joel-Peter Witkin, Philip Lorca diCorcia et Andres Serrano. Après quelques mois de photo, mes goûts ont complètement changés et je me suis davantage intéressé à Jill Greenberg, Erwin Olaf, Gregory Crewdson, Loretta Lux et Ruud Van Empel. Après avoir exposé ma première nature morte au Grand Palais, le curator des expos photos m'a fait découvrir Guido Mocafico. Je travaillais sur les natures mortes picturales depuis un an et cela m'a fait un choc. J'ai failli arrêter cette série, et arrêter la photo. Finalement je me suis aperçu que mon travail était suffisamment différent pour que j’y trouve une légitimité. Mais mon inspiration et mes influences viennent presque davantage du cinéma, de la peinture et de l’art contemporain, que de la photo. Peter Greenaway et Fellini en première ligne pour le cinéma, et pour la peinture, les peintres flamands, le Néoclassicisme et la Renaissance. Je retrouve dans la peinture le même challenge que dans photo : raconter une histoire en une seule image.

- La nature morte est un genre très ancien en art. Elle est chargée d’une riche tradition picturale dont vous semblez vous inspirer, et vous nourrir… Je pense bien sûr à la série des natures mortes numériques…
JL : La première nature morte que j'ai faite était très cynique. Mon quotidien d'artiste était quasi misérable et je voulais me moquer du cliché de la corbeille débordant de fruits et d'abondance. Cette nature morte a été ma première bonne photo. J'ai essayé de comprendre pourquoi cette photo était agréable à regarder, contrairement à celles que j’avais faites avant. En me documentant, je me suis aperçu que ma moquerie s'inscrivait parfaitement dans le format des vanités, à l'origine des natures mortes. Je me suis alors passionné pour ce genre, ses règles et ses codes, de ses origines jusqu'à nos jours. C'est très moralisateur, ce côté "souviens-toi que tu vas mourir". Et c'est même tellement moralisateur que cela rend épicurien. C'est le coup du verre à moitié plein ou à moitié vide. Ces natures mortes peuvent dépeindre cyniquement un quotidien en plastique éclairé à la lumière électrique. On peut aussi y voir des moments gratuits de grâce, inscrits, presque invisibles, dans chaque rituel banal du quotidien.

- Comment situez-vous votre travail, par rapport à la peinture, justement ?
JL : J'aime me dire que je perpétue la tradition des peintres qui travaillaient à la chambre claire, cet ancêtre de la photographie. Un système d'optique projetait une image sur laquelle le peintre re-dessinait et peignait. Avec mon boîter numérique et un logiciel de retouche, j’ai l'impression de faire la même chose, mais avec la technologie de mon temps. La captation n'est qu'une étape, un brouillon. Ensuite je traite séparément chaque matière et chaque couleur pour choisir avec précision leur aspect (j’entends grincer des dents certains photographes).

- Vous faites également des portraits. Comment choisissez-vous vos modèles ?
JL : Cela dépend toujours du projet. Pour mon travail perso, je travaille exclusivement avec des gens qui ne sont pas modèles. Je cherche davantage un charisme, une posture, une attitude. Je m'appuie sur la personnalité du modèle pour donner du caractère au personnage qu’il doit incarner dans la photo. Depuis un an, je recherche des modèles albinos. C'est une mise en scène longue à mettre en place et je suis sur le point de disposer de l'espace et du matériel nécessaires mais je ne trouve pas de modèles. Je cherche des enfants albinos et une femme albinos, ou rousse / blond très clair, aux sourcils quasi transparents et à la peau blanche. Je vais finir par devoir user de la perruque et du maquillage.

- Vous semblez fonctionner essentiellement par « séries » : pour quelle raison ?
JL : Mon expérience dans la pub m'a habitué à développer un concept associé à une esthétique sur plusieurs images. La série, c'est un peu un exercice de style. Chaque nouvelle image d'une série est comme une nouvelle facette du même univers, cela le renforce et lui donne à chaque fois plus de vie.

- Vous avez travaillé aux États-Unis, et réalisé plusieurs expos là-bas. Quelle est votre relation avec ce pays ?
JL : J'ai eu l'occasion de vivre six mois aux États-Unis. Dix jours après mon arrivée à Chicago, je rencontrais une galerie qui a développé une expo de groupe autour de mon travail sur les natures mortes contemporaines. Et de fil en aiguille, j'ai exposé à New York et à Miami en Off de la foire Miami Art Basel. Je suis charmé par l'attitude et le mode de vie des Américains, aussi critiqués soient-ils. Tout est pareil, mais tout est différent, comme les gens d'ailleurs. Des gens très accueillants et une société passionnante. C'est toujours un pays d'immigration et les gens ont une sorte d'hospitalité et d'ouverture d'esprit bluffantes. Chaque jour, je réglais leur compte aux préjugés européens. Dieu est très présent dans la constitution américaine, ce qui est effrayant pour le Français élevé dans l'athéisme que je suis. Je pensais atterrir dans un pays fondamentaliste chrétien. En fait, il y a des milliers de confessions religieuses avec pignon sur rue. Tu peux prier qui tu veux et de la manière dont tu veux. C'est tout à fait acceptable socialement, beaucoup plus qu'en France où l'on parle de sectes dès qu'il s’agit d'une spiritualité autre que Chrétienne, Judaïque ou Musulmane.

- Les méthodes de travail sont-elles différentes là-bas qu’en France ?
JL : J’ai l'impression que chaque galerie a sa méthode de travail. La grosse différence c'est que l'on m'a donné ma chance en seulement dix jours. En France, j'ai travaillé seul dans mon coin plusieurs années avant de pouvoir accrocher mon travail dans une galerie.

- Le regard du public sur votre travail est-il différent là-bas qu’ici ?
JL : Mes photos très pop, comme Les bonbons germés, sont appréciés par un grand nombre. Le Triptyque du porc et les Natures mortes picturales sont durs au premier contact, elles ont eu beaucoup de succès mais chez un public plus pointu tels que les collectionneurs ou les artistes. En France, le Porc et les Natures mortes touchent un public plus large.

- Qu’est-ce qui vous fait réagir le plus de façon créative, spirituellement, ou émotionnellement ?
JL : Dans mes recherches sur la peinture et la symbolique, je me suis souvent heurté à la religion. Cela m'a amené à lire, depuis un an environ, beaucoup de livres sur l’ésotérisme, l'alchimie, les religions et les mythes en général. C'est un terrain très riche et poétique qui nourrit mon inspiration. Mes prochaines séries en sont imprégnées, c’est un travail très différent des Natures mortes picturales, plus proches du triptyque du porc Offrandes. J'essaie de révéler les mythes et les rites du 21e siècle.

- Qu’est-ce qui, au contraire, vous met complètement à plat ?
JL : Le guichetier de la RAPT qui m'engueule parce que je n'ai pas de monnaie, les CRS qui virent une vieille SDF qui fait la manche à la sortie du métro, un disque dur de 250 gigas qui crash, un dégât des eaux ou ma banque qui met trois mois à faire un virement... la routine quoi.

- Votre style évolue t-il avec le temps ?
JL : Je ne sais pas s'il évolue mais les choses changent. Progressivement j'éclaire, je cadre et je retouche différemment. La retouche devient plus discrète, le grain plus photographique, le cadrage plus moderne. Je m’autorise même des profondeurs de champs floues, kitsch à souhait.

- À quel moment peut-on parler d’art, selon vous ?
JL : Avec quatre cents ans de recul sur un travail, on doit pouvoir apprécier si c'est de l’art ou du cochon. Que pensera-t-on de Damien Hirst et Jeff Koons dans quatre cents ans ? Si mes photos peuvent servir de support à l'imagination, je suis satisfait, au regard de mes critères. J'ai un rapport affectif fort avec des oeuvres d'artistes dont le travail me parle ; j'aimerais que mes images procurent le même sentiment.

- Argentique VS numérique : qu’en pensez-vous ?
JL : J'ai fait mes armes avec le numérique, et mon expérience de directeur artistique aguerri sur Photoshop m'a tout naturellement conduit à la retouche. Je suis 100% numérique. Mais je travaille sur une série de sténopés et, quand mes moyens me le permettront, je me mettrai à la chambre 20x25 scannée (des promesses, des promesses…).
 

QUESTIONS SUBSIDIAIRES

- Quel autre métier auriez-vous aimé faire ?
JL : Rentier.

- Quelle est votre drogue favorite ?
JL : Ma copine.

- Qui aimeriez-vous shooter pour mettre sur un nouveau billet de banque ?
JL : L'ennemie publique numéro 1.

- Quel est votre ton juron, gros mot, blasphème favori ?
JL : « Putain de chiasse de bordel de merde ». 

- Quel don de la nature aimeriez-vous avoir ?
JL : Arrêter le temps.

- À quoi vous sert l’art ?
JL : J’ai des impressions, des images qui m'obsèdent, voire qui me hantent. Quand je les cristallise en photo, je me libère de ces fantômes jusqu’à ce que d'autres viennent les remplacer. C'est plus un besoin qu'une envie. Cela doit relever de l’auto-art-thérapie, un truc comme ça. C'est grave docteur ?
 

UN PHOTOGRAPHE + UN LABO
Joachim Lapôtre & Processus

- Pourquoi avez-vous choisi Processus ? 
JL : C'est un ami qui m'a donné l’adresse en me disant de la garder pour moi, comme un secret professionnel… Je n’ai pas pu m'empêcher de donner le tuyau à tous les photographes que je connaissais. Et depuis je n'ai jamais travaillé avec un autre labo en France. Mon premier tirage chez Processus était la tête de porc du triptyque Offrandes, en 70x100. Le tireur m'a appelé sur mon portable pour savoir si la pointe de bleu dans le satin était voulue, histoire d'être sûr, avant de faire le tirage, qu'il n’y avait pas d'erreur de profil ni d’erreur de chromie de ma part. J'ai été impressionné : c'était la première fois qu'un labo prenait mon tirage autant au sérieux. Et j'ai vraiment apprécié le souci du détail. Le tirage était le plus beau qu'un labo ne m'ait jamais fait. Depuis, je fais tout chez Processus et leur travail est toujours parfait. Je sais que c'est toujours la même personne qui tire mes photos, elle me connaît et elle connaît mes attentes. Le résultat est toujours top. Et le labo est tellement souple à tous les niveaux, dont les sacraux saints délais (j'ai du mal à m'arrêter sur la post-prod et je suis toujours en retard). Si j'ai des tirages à faire pour Paris quand je suis aux États-Unis, je suis sûr que le tirage sera prêt et parfait en temps et en heure. L’année dernière, j'ai pu continuer à gérer en toute quiétude mes tirages d’expos depuis Chicago. C'est vraiment très important pour moi, je passe beaucoup de temps sur chaque image et je considère le labo comme le prolongement de mon travail. C'est la dernière étape après mon travail et avant l'exposition. En grand anxieux que je suis, Processus me dégage totalement de tout souci, c'est la confiance totale.


Interview : Sandrine Fafet
(Juin 2009)