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Le photographe Olivier Roller

Après des études de droit et de sciences politiques à l'Institut d'Études Politiques de Strasbourg, Olivier Roller devient photographe. D'abord photographe portraitiste de presse durant de nombreuses années, il réalise, depuis 2009, une fresque photographique qui tente de circonscrire, en ce début du XXIème siècle, la Figure du pouvoir en France : ministres, financiers, publicitaires, patrons de médias, intellectuels, diplomates. Pour lui, « si le pouvoir est immuable, les hommes de pouvoir, eux, sont friables. Le pouvoir est ce rêve de défier le temps, en sachant que le temps sera plus fort. L'homme de pouvoir sait qu'il a perdu ». Son travail est exposé en France et à l’étranger, et appartient à des collections privées. Après les Empereurs Romains, aujourd'hui, il cherche à approfondir encore la notion de pouvoir à travers des métiers qui élargissent son projet - chirurgiens, avocats, etc. des fonctions qui parlent aussi du pouvoir, celui d'entrer dans les corps, de sauver, de permettre ou non de rester libre.
LEGENDE
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INTERVIEW

- Pourquoi êtes-vous devenu photographe ?
OR : Après le bac, j'ai fait des études de droit et de sciences politiques. Au-delà du côté très besogneux de ce type d'études universitaires, j'y vois nettement un point commun avec la photographie : toutes ces disciplines ne sont que réflexion.
Dans le droit, par exemple, il existe une chose formidable que l'on appelle les principes généraux du droit. Pour résumer le concept de manière un peu caricaturale, disons qu'il existe une hiérarchie des normes juridiques françaises, qui va du règlement administratif jusqu'à la constitution, et que chacun doit respecter la norme la plus élevée, les justiciables et, in fine, les juges. Et ces juges, au XXème siècle, ont inventé une règle que l'on appelle, donc, les principes généraux du droit, et qui leur permet de dire - en l'occurrence à l'État : « Tu as répondu à la loi, mais tu as quand même tort, parce qu'il existe une règle supérieure à la loi, qui n'est pas écrite, qui est un principe général que tu dois respecter ». Et, au lieu de leur répondre : « Allez vous faire foutre », l'État a plutôt dit : « Ah oui ? D'accord ».
Cette idée me fascine. C'est le fait de l'imagination, du raisonnement juridique de quelqu'un, qui devient réel parce qu'il va s'appliquer à des cas d'espèce, machin contre bidule, où l'un va gagner et l'autre perdre. Et c'est exactement comme cela que l'on fait des images. C'est pour cela que la photographie aujourd'hui me passionne. Cette collaboration et cette confrontation entre le réel et le non réel, sur lesquelles on glose depuis toujours avec Roland Barthes et d'autres, cette idée que l'appareil lui-même n'invente absolument rien, qu'il s'agit là simplement d'une mécanique qui reproduit ce qu'elle a devant elle mais que le résultat, pourtant, ne sera jamais la chose exacte qui a été vue… tout cela donne un côté chamanique à l'image, qui rejoint exactement la philosophie, les principes généraux du droit et au fond, tout ce qui m'intéresse dans la photographie. Partir d'un réel pour en faire autre chose, questionner ce réel.

- Premier contact avec la photographie ?
OR : Je détestais la photographie. Elle incarnait les parents. Parce que ce sont eux qui ont l'appareil photo en main, ce sont eux qui ont le pouvoir. Et l'histoire familiale est ainsi écrite par eux. Une fois par an, déplorant de ne jamais apparaître sur les photos, ils daignent te confier l'appareil à toi, enfant. Inévitablement on est en vacances, ils se montrent bras-dessus, bras-dessous, et le soleil se couche sur la mer derrière eux (cela était vrai au siècle dernier, bien sûr, à l'époque où les smartphones n'existaient pas encore). Je me disais que, si c'était cela la photographie, c'était sans intérêt.
Mais à dix-sept ans je suis tombé amoureux d'une fille qui avait un boîtier manuel que je trouvais fascinant. Et je me souviens très bien du déclic : c'était à Strasbourg (je suis né là-bas), l'hiver, il faisait nuit et froid et j'avais un TD de 18h30 à 20h à la fac. Soudain, pour la première fois, je me suis dit que ce n'était peut-être pas là qu'était ma vie. Et, entre temps, il y avait eu la photographie.

- Jeanne Moreau : une rencontre forte ?
OR : J'ai d'abord réalisé des photos classiques de Jeanne Moreau, pour la presse, dans le cadre de mon métier. Mais j'avais déjà commencé, à cette époque, à me dire qu'il fallait que je travaille pour moi. Et avec elle j'ai osé. Je lui ai dit que j'avais beaucoup aimé notre première rencontre et que je voulais la photographier à nouveau. Mais la photographier pour la photographier, en dehors des limites imposées par la commande de presse, des contraintes de temps, des revendications de part et d'autre. Et ce fut un moment formidable, parce que c'est une personne intéressante - même si, quand je travaille, je ne recherche pas des amis (je cherche à faire une bonne image). Mais surtout parce que ces images, qu'elle était loin d'être certaine de pouvoir revendiquer, elle les a faites malgré tout avec une grande générosité, en me témoignant une confiance qui n'a pas eu besoin de passer par des mots.
Et pour moi, cette image est donc ma première image (après celle du portrait de mon grand-père qui est réellement le tout premier portrait que j'ai réalisé, déjà cadré très serré et dénué de tout artifice, dépassant les clichés convenus, sourire, se tenir droit, être beau). Et c'est le déclic. À partir de là, je vais moins travailler pour la presse, et je vais orienter tout mon travail vers mon projet personnel.

- Vous aviez en effet commencé votre carrière comme portraitiste pour la presse  
OR : J'avais envie de découvrir le monde. Pas forcément avec un passeport, mais simplement ces gens que l'on croise et que l'on ne regarde pas, et a fortiori à qui l'on ne parle pas. Mon grand-père est né en 1899 : cet homme aurait pu croiser toutes les figures du XXème siècle. À l'époque, c'était très simple, il suffisait de rédiger une petite lettre : « Venez donc prendre le café chez moi ». Et finalement il n'a bougé que d'à peine vingt kilomètres en l'espace d'une vie. Cette idée m'a toujours paru hallucinante et mon métier de photographe est donc aussi pour moi une réaction face à cette frustration, né d'un fantasme de mon histoire familiale. Je voulais vivre le monde dans lequel j'étais. Travailler dans la presse m'offrait cette possibilité. « Tu peux photographier machin ? Truc ? Tu peux aller là ? » ; il n'y a qu'à répondre à des sollicitations qui sont faites pour toi, c'est un métier formidable. Mais parce que je suis comme je suis, je n'arrive pas à me satisfaire de ce qui est formidable. Une certaine frustration s'est installée, liée au cadre très strict imposé par la presse. Lui va vendre une réforme, et lui sortir un disque ou un film, et quand bien même il te trouverait fort sympathique, il ne va pas faire la photo pour toi. Il la fera pour le journal qui t'emploie, dans un cadre de communication donné. La frustration gagnant sur le plaisir, je me suis dit qu'il fallait que je continue à travailler uniquement pour moi : contacter les maîtres du monde et leur demander de venir passer une heure dans mon studio à République - pour rien.

- C'est ainsi que cette série sur les « Figures du Pouvoir » a démarré. Et toutes ces personnalités mille fois sollicitées, surbookées, trouvent néanmoins le temps de venir ici « pour rien » ?
OR : 90 % viennent, oui, c'est fou, hein ? Et ils montent les six étages sans ascenseur - sauf François Hollande, pour lequel, bien sûr, je me déplace - ce qui décontextualise complètement le champ habituel de la photographie dans lequel ils ont l'habitude d'évoluer : largement photographiés, mais dans des situations toujours identiques, avec des photographes plus ou moins bons, cantonnés à un genre donné. J'ai eu envie d'essayer autre chose. Que personne ne vienne dans mon studio pour répondre à une sollicitation commerciale. Mais vraiment pour rien. Ce que je peux leur dire, c'est  : « Vous allez peut-être finir sur les murs d'un musée un jour. Peut-être ». Une chose que j'ai apprise, à côtoyer ces gens-là, c'est qu'avoir du pouvoir, c'est le perdre. L'un d'eux un jour m'a dit : « En fait, mon patron, c'est ma secrétaire. Tous les jours, de 8h30 à 21h00, j'ai un rendez-vous toutes les demi-heures mais personne ne m'appelle jamais. Pour prendre rendez-vous avec moi, on appelle cette dame ». Il y a quelque chose de très beau et de très effrayant aussi dans ce renversement de la responsabilité. Si tu demandes à un enfant : « Tu préfères être ministre ou balayeur ? », il répondra ministre. Mais ce que je viens de dire là peut faire un peu douter : « Moi non, je préfère devenir photographe ».

 - Cette fascination pour les « Figures du Pouvoir » est bien sûr loin d'être anodine
OR : Je suis persuadé, en effet, que l'on ne passe pas toute une vie à faire strictement la même chose sans raison. J'ai pour ma part une histoire familiale un peu compliquée : un père parti quand j'avais six mois, une mère qui décide de jeter toutes les photos de lui, toutes les lettres, me privant ainsi de toute trace de cet homme. Je ne connais de lui que son nom. Et, comme par hasard, je fais des images… L'image est figée, fixée, elle ne partira pas, elle. Je peux me constituer une famille, ma famille élective d'images, m'entourer de portraits. Les figures du pouvoir que je photographie confrontent à ce rapport à l'autorité que tout enfant doit avoir avec son père, avec ses parents, que l'on subit de manière permanente. Voilà, entre autre, pourquoi je fais des images.
Et puis, autre raison encore, qui est liée à la première, c'est le rapport au langage. Dans ma famille, on ne parle pas beaucoup. Je ne me sentais donc aucune légitimité par rapport à ce langage français traditionnel, issu des Lumières. Or, l'image est elle aussi une forme de langage. Cela pourra sembler n'être qu'un raisonnement tautologique de dire ceci ici, dans une interview adressée à des gens du métier, mais, l'image, par essence, est polysémique, ce qui n'est bien sûr pas la fonction première du langage. Mais si pour moi la photographie est un langage, c'est un langage de filous. Pas de voyous, de filous. Proposant un champ de possibles beaucoup plus vaste que le langage, avec de multiples interprétations, elle me permet de dire beaucoup de plus de choses. Quand je fais des photos, je suis un autre personnage. Je sors de moi-même. Je suis là dans un monde où, ce qui est dit n'étant pas si manifeste, je peux me sentir plus libre.

- Vous dites, à propos de cette série : « Le pouvoir est ce rêve de défier le temps, en sachant que le temps sera plus fort. L'homme de pouvoir sait qu'il a perdu » . Cette série parle donc aussi de la mort ?
OR : On a tous peur de la mort et ces gens-là encore plus que nous. D'un côté, ils ont l'impression que de devenir roi du pétrole dans leur domaine, grands patrons, ministres, etc. les fera rester. Mais comme ce sont des gens intelligents, ils savent bien que non. Toute l'ambiguïté est là. Répondre à une angoisse sourde mais réelle, en se laissant complètement submerger par une activité intense censée les faire passer à la postérité, avec, malgré tout, la conviction que cela ne servira à rien.
J'ai fait une expo à Pékin, dernièrement. Arrive Tim Cook (forcément, quand le patron d'Apple se déplace, c'est tout un bazar). Je lui fais la visite. Il était un peu fermé au début, il sortait d'une journée difficile. Alors je finis par lui dire que, ce qui m'attire dans ce travail, c'est que l'on sait que tous les empires vont disparaître, même les plus puissants. L'Empire Romain étant le meilleur exemple : on n'a pas connu d'empire plus puissant dans toute l'histoire de l'humanité, et qu'est-ce qu'il en reste aujourd'hui ? Quelques pierres. Tim Cook se tourne alors vers moi, et se met à rire. Il avait compris ce que je voulais lui dire. Un jour, tout s'arrête. L'idée de la mort ne me rend pas particulièrement serein et j'ai l'impression de l'apprivoiser en faisant ce travail.
Le reste de la visite a été plus détendu et Tim Cook m'a acheté des photos. Ce maître de la modernité, à la tête de l'Empire Apple, a donc, chez lui, des photos de ces visages de pierre datés de 2000 ans, tout simplement parce qu'il a parfaitement conscience que tout cela ne sert à rien, au fond, que tout cela n'est qu'un jeu.

- Pas n'importe quel jeu. On y côtoie aussi la violence, la folie
OR : Je n'avais bien évidemment pas conscience de tout cela au départ. Je sentais juste qu'il fallait détourner le cadre imposé de la communication. Les personnages que je photographie sont des êtres hors-norme, dont la folie est manifeste. Lorsque j'ai commencé cette série, j'avais été frappé par l'affaire du banquier Edouard Stern. Homme séduisant, descendant d'une lignée de banquiers, immensément riche, lancé très jeune dans les affaires, il avait le monde à ses pieds. Et bien cet homme-là a été retrouvé à son domicile assassiné de quatre balles, dont deux dans la tête, sanglé et vêtu d'une combinaison en latex. Ce que j'aime particulièrement dans cette histoire, c'est qu'elle exprime bien la violence de ces milieux-là et pour la supporter, Edouard Stern avait parfois besoin d'une combinaison en latex, et de toutes ces pratiques que la norme bourgeoise considère comme non traditionnelle. C'est l'idée de la part obscure de l'être, de la petit bête noire qu'abrite tout un chacun. Mais pour nous, les gens moyens, il suffit de se bourrer la gueule un vendredi soir ou de se faire un squash avec des potes, et la petite bête noire est rassasiée. J'ai eu, il y a quelques années, un énorme boum dans mon activité, j'avais plusieurs assistants et je travaillais tout le temps. Mon assistant n°1 me faisait mon planning, comme ces ministres que je photographie. Et à ce moment-là j'ai senti que ma petite bête noire, pour être rassasiée, réclamait de plus en plus. C'était intéressant, mais cela m'a fait peur. Du coup, j'ai préféré redevenir un simple photographe, parce qu'au fond cela me va très bien. Rassasier sa petite bête noire, c'est dangereux. Mais je trouve leur folie fascinante et j'ai envie de la photographier.

- Comment parvenez-vous à les mettre à nu ? À leur faire baisser la garde  ?
OR : Je crie, je hurle. Je suis comme un chamane. Je veux pénétrer, avec le modèle, dans un autre univers, un peu comme si, faire un portrait, c'était faire l'amour. J'ai toujours été marqué par le fait que, après l'amour, la première fois, il y a une sorte de gène : « Quand est-ce qu'il/elle va aller dans la salle de bain, que je puisse remettre mon slip…». Et je trouve formidable qu'il puisse encore exister une gène - complètement inappropriée par rapport à ce qu'il vient de se passer. Une bonne séance photo c'est exactement pareil.
Je pense également que ces gens-là ont une dose de sadomasochisme plus forte que la moyenne. Se faire un peu violenter, parfois, ils ne sont pas contre. Cela dépend par qui. Moi, je n'ai rien à leur vendre et c'est une chose qu'ils ne connaissent pas. Ils ont tous un capital économique suffisamment fort pour s'acheter n'importe quelle star planétaire de la photo - environ 200 000 $ suffisent. Mais là encore, cela resterait une démarche commerciale. Ce que je leur propose, en venant dans mon studio, est quelque chose qu'ils n'ont jamais fait. Certes leur petite bête noire est un peu différente de nous - et c'est justement cela que je vais titiller, mais c'est surtout la façon dont les autres les perçoivent qui les rend tout sauf normaux, le pouvoir étant aussi beaucoup de l'ordre du fantasme. Leur activité est très violente, mais violente dans un cadre donné, circonscrit dans un univers normé ; des banquiers pour gagner une affaire, des politiques une élection. Une fois que c'est fini, ils peuvent partir en vacances tous ensemble. Ce n'est pas personnel. Seulement, plus personne n'ose les contrarier et leur environnement direct se montre plutôt flagorneur. Le pouvoir isole. Alors, venant ici en ayant connaissance de mon travail, ils se disent inconsciemment qu'il va peut-être se passer quelque chose.

- Une bonne séance photo c'est donc aussi une bonne séance de psychanalyse ?
OR : On peut trouver facilement des analogies entre la photographie et la psychanalyse : on parle de "séance", il y a un "objet transitionnel" - l'appareil photo. Il y a de nombreux points communs entre certaines recherches en sciences sociales et l'acte de photographier…

- Vous aimez apparaître soudain sur la photo, aux côtés de votre sujet… Les autoportraits avec modèles : un champs de l'Histoire de l'Art que vous explorez
OR : Faire un portrait, c'est prendre le pouvoir sur son modèle. C'est, en tout cas, ma façon de concevoir le portrait photographique. Je photographie ces personnalités parce qu'elles sont les seules à pouvoir me résister. Ces gens ont toute l'autorité nécessaire et l'expérience acquise pour refuser de venir. Au début, quand je parlais de mon travail, je disais mes images. Je ne figurais pas encore dessus mais malgré tout j'avais l'impression que c'était ma photo. J'ai donc eu l'idée de pousser ce sentiment plus avant et d'aller au bout du mécanisme en pénétrant réellement dans l'image.
Tant que je suis derrière mon appareil, rien de ce qui se passe ne peut m'échapper : s'il regarde trop bas et que cela ne me plait pas, je vais recadrer mon sujet. Dès que je quitte ma position et que je viens à ses côtés (je travaille sur pied avec un retardateur qui fait bip bip bip, comme pour n'importe quelle photo de famille), je ne contrôle plus ce qui va se passer : est-ce qu'il va reprendre son ancienne pose de communiquant au sourire coincé ? Ou bien, au contraire, est-ce que je suis parvenu à mettre en place son abdication et que, venant ainsi près de lui, il va demeurer dans le nouveau cadre que j'ai établi ? Ce sont toutes ces questions-là que je confronte.
Je suis également frappé de voir à quel point, en 2010, on se photographie "avec" - le concept du selfie. Dans les années 60, on disait : « J'ai vu le Général de Gaulle ». Le langage suffisait à apporter l'adhésion de l'auditeur : « Wouah ! Tu as vu le Général de Gaulle ! ». Dans les années 80, on allait photographier François Mittérand. L'idée de preuve, dans le rapport à l'autre, était passée de l'oralité, du mot, à l'objet photographique. Aujourd'hui, il faut être photographié avec François Hollande. La preuve reste l'image, mais il faut apparaitre avec l'autre. Une évolution des sociétés que je trouve très intéressante. En faisant ces autoportraits, je questionne aussi ces nouvelles pratiques.   
Et, dernière chose, la pratique de l'autoportrait dans l'histoire de l'art existe depuis toujours, depuis la première main en négatif de la grotte Chauvet, tous les artistes ont fait des autoportraits. Mais les autoportraits avec modèles sont plus rares. Il y a Jan Van Eyck avec Les Époux Arnolfini, au XVème siècle, Velazquez avec Les Ménines, au XVIIème, quelques autres au XIXème siècle, mais cela reste assez peu pratiqué, et je m'engouffre donc volontiers dans ce champ de l'Histoire de l'Art resté vierge.

- Argentique, numérique, etc. ?
OR : J'ai travaillé au 6x6 toute une partie de ma vie, N&B et couleur, et j'ai adoré cela. Et puis en 2007, je suis parti pour Libé suivre le Festival de Cannes où là, en termes de délai, il devenait impossible de continuer à travailler en argentique. Quand on doit changer radicalement sa manière de faire, je crois que le mieux est de se projeter dans la plus grosse panade possible. Je suis passé du carré 6x6 au 24x36, un format très rectangle qui oblige à composer ses images de manière totalement différente et j'ai changé de texture également, film et numérique, rien à voir. Totalement désastreux les premiers jours, j'ai vite retrouvé mon équilibre. Et je me suis beaucoup amusé. Après cela, je ne suis plus jamais revenu en arrière. Le capteur numérique accumule une richesse d'informations qui dépasse ce que l'oeil humain est capable de percevoir. Le résultat est tellement réel qu'il en devient irréel. La photo, c'est le rapport au réel. Et le numérique, c'est le réel au carré. On utilise la problématique de la photo, mais démultipliée par cette technique.

- Vous obligez ainsi à regarder, à confronter le regard au visage de l'autre
OR : Il y a quelque chose dans nos sociétés qui me réjouit énormément d'un point de vue photographique, mais qui, socialement, me rend perplexe : c'est le rapport que l'on a au visage. On ne "regarde" jamais les autres. Il suffit de faire l'expérience dans un transport en commun. On explique aux enfants qu'il est malvenu de dévisager quelqu'un - le mot lui-même est intéressant. Pourtant, le visage et les mains restent nus en permanence, offerts aux autres. La photo doit donc aussi servir à questionner ces choses qui peuvent sembler évidentes et auxquelles on ne pense pas réfléchir. Le numérique, justement, permet cela.

- Comment vous situez-vous en tant que photographe ?  
OR : Il y a deux types de photographes, qui induisent deux rapports au monde : le géologue et le géographe. Le géologue va questionner un territoire très petit en essayant d'analyser le sous-sol en profondeur. Au contraire, le géographe va étudier un territoire très vaste, mais sur une faible profondeur : c'est le photographe de paysage, de reportage, qui va permettre de découvrir, d'informer.  
Moi, comme le géologue, je suis plutôt une sorte de taupe. On me demande parfois si je n'en ai pas marre de faire toujours les mêmes photos. Les Becher ont bien passé leur vie à photographier des usines et des châteaux d'eau. Prenez la première phrase de Salammbô, de Flaubert, qui, à elle seule, est un chef d'oeuvre : « C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar » : plan moyen, zoom arrière, plan large, et enfin super zoom. Ou encore Proust, avec la Recherche : « Longtemps je me suis couché de bonne heure »... Des phrases sur lesquelles on peut passer une vie entière à réfléchir : voilà aussi pourquoi je fais des photos. Aujourd'hui, on vit dans un monde de 3D, d'internet. Tu vois un type au ralenti qui tombe en arrière, avec des balles qui passent très lentement près de ses oreilles et derrière lui, une blonde aux gros seins traverse l'arrière plan avec de la musique. Tous tes sens sont rassasiés, tu n'as plus besoin de penser, tu peux prendre ton coca et aller te coucher. À côté de cela, la photographie est un sport de loser, c'est simple, c'est nul. J'adore cela. Certes, je n'ai qu'un petit zoom sans pare-soleil, et pas de veste à poches. Mais je laisse le choix : soit tu t'arrêtes et tu regardes, soit tu passes ton chemin. Si tu décides de t'arrêter et de regarder, comme dans ces phrases que je viens de citer, tu es obligé de te confronter à quelque chose.
Dans cette société, aujourd'hui, projetée dans une consommation effrénée, dans un flux d'images ininterrompu où l'une n'a pas plus d'importance que l'autre, avoir des obsessions et essayer de s'y tenir et faire des photos comme je les fais, c'est-à-dire comme un artiste, de penser l'image, et de les montrer sous forme d'expositions, voilà qui change un peu la manière dont on vit ce monde.
 

QUESTIONS SUBSIDIAIRES

- Quel (autre) métier auriez-vous aimé faire ?
OR : Homme politique.

- Quel métier n'auriez-vous pas aimé faire ?
OR : Homme politique.

- Quelle est votre drogue favorite ?
OR : Le café, longtemps. À présent, l'adrénaline.

- Qu’est-ce qui vous fait réagir le plus de façon créative, spirituellement, ou émotionnellement ?
OR : Les films à l'eau de rose. Je pleure toujours.

- Qu’est-ce qui, au contraire, vous met complètement à plat ?
OR : La bêtise.

- Quel bruit, quel son, aimez-vous faire ?
OR : Quand je fais des photos je dis : "Paf !" et je ne sais pas pourquoi. Je dis "paf" mille fois au cours d'une séance : chaque fois que j'appuie sur le bouton, paf.  
Je cherche à changer, alors, si des gens pouvaient m'aider, suite à cette interview… Pif ? Pof ? Toc ? J'ai essayé : "Tac" mais ça ne marche pas.  

- Quel bruit détestez-vous entendre ?
OR : Un couteau qui crisse dans l'assiette.

- Qui aimeriez-vous shooter pour mettre sur un nouveau billet de banque ?
OR : Un migrant SDF.

- Quel est votre juron, gros mot, blasphème favori ?
OR : Saperlipopette.

- Quel don de la nature aimeriez-vous posséder ?
OR : Plein ! Tous ! Voyager dans le temps, disparaître, avoir le don d'ubiquité...

- En quoi aimeriez-vous être réincarné ?
OR : En photographe.

- À quoi vous sert l’art ?
OR : À n'être pas devenu fou. Les gens qui me connaissent bien prétendent que, si je n'étais pas devenu photographe, je serais devenu serial killer (je n'y crois pas).
 

SI VOUS ÉTIEZ

- Une couleur ?
OR : Le noir.

- Un objet ?
OR : Un couteau.

- Un alcool ?
OR : Un vin rouge.

- Un parfum ?
OR : Un parfum de femme.

- Un sentiment ?
OR : La sincérité.

- Une chanson ?
OR : de Goldmann.

- Un animal ?
OR : Un chien.  

- Une/un artiste ?
OR : Je ne sais pas… Choisir quelqu'un que l'on aime ou quelqu'un avec qui l'on voudrait se confronter…? Caïn ? Mais ce n'est pas un artiste… Je ne voudrais pas être quelqu'un d'autre. Ce n'est pas tant que j'aime ce que je suis, mais je ne peux être que cela.

- Une œuvre d’art ?
OR : Une sculpture antique, un visage cassé par l'homme, qui aurait passé 2000 dans la terre, un visage abîmé.
 

L'ARRÊT SUR IMAGE d'Olivier Roller

Portrait d'Auguste dit de Méroé. Entre 27 et 25 avant J.C.
Les Empereurs romains racontent l'origine du pouvoir et sa vanité. Ils se confrontent aux empereurs d'aujourd'hui : le même regard droit, souvent la même stature et le même aveu de fragilité. Le temps passera, le masque s'effritera, l'homme de pouvoir perdra. Seul restera le fantasme du pouvoir, éternel.

OR : Premier empereur romain, j'appelle Auguste "l'Empereur Photoshop", parce qu'il a été aussi le premier à se dire que, seul maître à la tête d'un empire immensément puissant, malgré tout, à l'autre bout de ce gigantesque territoire, on ne savait pas qui était Auguste - et que par conséquent, cela ne sert à rien d'être le patron… Il décide alors d'utiliser la statuaire pour diffuser son image aux quatre coins du monde. Une pratique qui fait déjà de lui le premier communiquant de l'histoire. Et puis il se dit aussi que, quitte à réaliser un portrait chargé d'asseoir sa grandeur à travers tout son empire, autant le réaliser à son avantage. Résultat : le haut du visage, c'est à peu près lui, mais le bas est largement inspiré des canons d'un Apollon grec de l'époque. Auguste, il y a 2000 ans, avait donc exactement les mêmes problématiques de communication qu'aujourd'hui. Voilà qui est réjouissant ! Cela fait-il de lui un empereur extrêmement moderne, ou bien est-ce, a contrario, tout simplement ces questions fondamentales auxquelles l'homme est confronté aujourd'hui encore qui, au fond, n'ont pas évolué depuis des millénaires ?
Et cette tête, précisément, a été retrouvée à Méroé, l'ancienne cité antique de Nubie, au nord du Soudan actuel, et au sud de l'Égypte. Les romains ont perdu, dans cette région, une importante bataille. En signe de victoire, leurs ennemis dérobèrent les têtes des statues : s'emparer de la statue d'Auguste, c'est alors, symboliquement, s'approprier son pouvoir. Un acte qui nous dit là quelque chose de très intéressant sur l'impact de l'image. Cette tête a été ensuite intentionnellement enterrée sous le seuil d'un palais Nubien, de sorte que, chaque fois qu'un Méroïte entre et sort, il piétine la tête de cet ennemi romain. Et cet acte iconoclaste violent - voler une tête et l'enterrer - paradoxalement, devient salvateur. C'est parce qu'ils ont enterré cette tête pour piétiner l'empereur déchu qu'aujourd'hui elle existe encore et qu'elle est si belle (énormément de statues de bronze ont été refondues par la suite pour fabriquer des boulets de canons) - jusqu'à ces yeux faits de calcite et de verre, si fragiles, mais qui ont été préservés dans la terre et qui ajoutent encore à sa rareté et à sa beauté.
Cette tête nous raconte tellement de choses incroyables sur notre rapport actuel à l'image : on pourrait croire que l'on a compris qu'une photo, ce n'est pas la réalité et que rien ni personne ne sera éternel, et pourtant…
Ce portrait appartient au British Museum, très prudent en matière d'autorisations de prise de vue. J'ai dû travailler durant près de deux ans avant d'obtenir enfin l'autorisation de la photographier.
 

UN PHOTOGRAPHE  + UN LABO
Olivier Roller & Processus


- Pourquoi avez-vous choisi Processus ?
OR : Je suis l'un des premiers clients de Processus. J'avais besoin de trouver un bon labo argentique lorsque mes commandes personnelles commencé à se multiplier. Je ne voulais pas fréquenter les grands laboratoires photo classiques que je trouvais chers et prétentieux. Un ami, Wilfrid Estève - l'un des créateurs de L'Oeil Public - m'a conseillé Processus. J'ai trouvé une équipe sympathique, professionnelle, et qui affichaient des tarifs - que je considère - normaux. Lorsque le département numérique s'est ouvert, j'ai continué en numérique, avec eux.
Se confronter à un vrai retoucheur, à un vrai tireur est très enrichissant. Il n'y a jamais de fin dans la retouche. Tu penses que tu ne peux pas aller plus loin. Ce qui est le cas. Tu as tout donné. Et puis tu reprends la même image un mois plus tard, et tu vas trouver. Et c'est cela que je trouve extraordinaire dans le numérique, par rapport à l'argentique. Tu peux toujours améliorer. Donc t'améliorer.
J'ai une galerie en Italie et une galerie en Chine, et j'ai un labo dans chacun de ces pays, mais je n'ai pas retrouvé "mon Processus" ailleurs. Les machines sont les mêmes partout dans le monde, le papier, la chimie aussi, et les gens dans ce métier sont tous très agréables. Pourtant, c'est compliqué de trouver la bonne équipe. Une fois qu'on l'a, la confiance se joue sur pas grand chose et c'est bien de la garder. Processus est un peu ma famille en matière de tirages. C'est aussi grâce à eux j'ai pu progresser.

- OR :  Et moi aussi, j'ai une question : pourquoi n'y a-t-il presque que des filles à Processus ? Une autre sensibilité ? Une manière de travailler différente… ?        



Interview : Sandrine Fafet
(Septembre 2016)